The Zuni Man-Woman, de Will Roscoe

Fiche technique :

Titre : The Zuni Man-Woman

Auteur : Will Roscoe

Editeur : University of New Mexico Press

ISBN : 978-0826313706

Première publication : 1991

Connaissez-vous l’histoire incroyable de We’wha ? Très peu connue en France, elle est pourtant très singulière et révélatrice du « choc des cultures » qui survint quand les Etats-Unis se développèrent en tant que pays indépendant, au dépend des tribus amérindiennes d’origine. Tout commence en 1879, quand l’anthropologiste Matilda Coxe Stevenson et son mari arrivent dans un petit village Zuni, pour étudier les meurs et les coutumes des indiens pueblos. Très vite, ils y font la rencontre de la réputée We’wha, une indienne qui malgré son physique imposant, excellait dans de nombreux arts. Matilda Coxe Stevenson, notamment, se liera profondément d’amitié pour cette personne. Pendant de très longues années, Stevenson sera persuadée que We’wha était une femme, parce qu’elle s’habillait en robe et pratiquait des activités a priori traditionnellement réservées à la gente féminine (en tout cas, aux yeux de la société occidentale de l’époque). L’ethnologue ira même jusqu’à exhiber « son amie indienne » dans la haute société de Washington, et à la présenter à de nombreux sénateurs, et même au président Cleveland ! De nombreux articles sur cette « prêtresse zuni » parurent alors dans les journaux de l’époque. Pourtant, la réalité est toute autre : We’wha était en réalité un homme, ou plutôt, un lhamana. Soit, un Deux-Esprits, dans le langue des zunis. Tous s’y sont pourtant trompés : aux yeux du monde occidental de l’époque, We’wha était indiscutablement une femme… Jusqu’à ce que la réalité ne soit découverte, de nombreuses années après. Quelle drôle d’ironie que cette ambassadrice du peuple Zuni fut en fait un ambassadeur !

Mais avant de parler plus en détail de We’wha et de son histoire, attardons-nous un peu sur l’ouvrage présenté ici (hélas disponible uniquement en anglais). Pour écrire The Zuni Man-Woman, Will Roscoe s’est donc appuyé sur de nombreux témoignages et archives de l’époque, mais aussi sur les notes de M. C. Stevenson. Dans la première moitié du live, il récapitule l’histoire incroyable de We’wha de manière très factuelle (mais non moins passionnante), de l’arrivée des Stevenson, jusqu’à sa mort, en passant par son séjour dans la « haute société occidentale ». Dans un second temps, il étudie de manière plus générale le rôle majeur des lhamana dans la société traditionnelle zuni, en s’appuyant en autre sur l’histoire de We’wha.

Tout commence donc quand les Stevenson arrivent chez les zuni. Dans ce village encore très isolé, les traditions ancestrales étaient préservées. La venue d’un groupe d’ethnologues « blancs » était donc en soi un évènement qui venait « perturber » le calme de la communauté. Les pueblos se devaient naturellement d’assigner l’un des leurs, pour guider les « étrangers » dans le village, les assister… les surveille peut-être, même ? Et c’est justement We’wha qui rempli ce rôle. Et quand on maîtrise un peu le sujet, on comprend très facilement pourquoi. En effet, dans les cultures amérindiennes, les Deux-Esprits jouent précisément un rôle de médiateur. Entre les genres, entre les mondes… Quoi de plus naturel, alors, que We’wha joua l’intermédiaire entre les blancs étrangers et le reste des villageois ? Il le fit d’ailleurs, de bien d’autres manières, et c’est ce que nous enseigne ce livre. Par exemple, quand il se rend en compagnie de M. C. Stevenson à Washington : il participe volontiers à de nombreux buffets mondains, n’hésite pas à « s’exhiber », en tissant à la manière traditionnelle zuni, en rencontrant des anthropologistes et autres membres de la société bien-pensante de l’époque. En agissant ainsi, We’wha fut un véritable ambassadeur culturel et cultuel. Il était, aux yeux de tous, une parfaite représentante des zunis, raffinée et cultivée… Il brisait alors l’image de « sauvages » des indiens, en véhiculant une image beaucoup plus « civilisée ». En réalité, c’est parce qu’il était un Deux-Esprits, fluctuant par essence, qu’il était aussi apte à s’adapter aux différentes situations que lui imposait la société occidentale. Bien qu’à l’époque, We’wha fut probablement considérée comme « un objet de foire, d’étude », il y a fort à parier que le lhamana qu’il était avait tout à fait conscience de l’importance de ce qu’il était en train d’accomplir.

L’autre moment crucial où We’wha remplit son rôle d’intermédiaire, c’est de manière bien plus virile et dramatique. Suite à des affaires internes, les indiens zuni décidèrent de punir de manière très violente l’un des leurs qu’ils considéraient comme un sorcier. Ce fut, pour le gouverneur de l’époque, le prétexte parfait pour assouvir sa soif de pouvoir sur cette tribu d’indiens. Prétextant d’arrêter le supplice de ce meurtrier (présumé innocent aux yeux de la société occidentale), il envoya des soldats pour imposer sa volonté aux Zunis. We’wha s’interposa alors, de manière très violente, face à ces derniers, pour protéger son peuple et ses traditions. Alors que certains soldats faisaient mine d’interrompre des cérémonies, et d’emmener avec eux des indiens, We’wha fut l’un des plus vindicatifs à leur égard. Cela lui valut, d’ailleurs, plusieurs mois d’emprisonnement dans les mois qui suivirent.

Ce qui est particulièrement intéressant, c’est qu’à travers ces deux exemples très concrets, on se rend compte de la nature double de We’wha : quand il se rapproche des Stevenson et qu’il joue le rôle d’ambassadeur culturel, il emprunte un rôle plutôt féminin (couture, culture, société et bienséance…). Mais quand il s’interpose face aux soldats, c’est de manière bien plus guerrière ! On comprend alors que sous prétexte que We’wha s’habillait en femme, cela ne le rendait pas nécessairement faiblard aux yeux de ses compatriotes. Dans cette société, les aspects « masculins » et « féminins » n’étaient pas fondamentalement incompatibles. Au contraire même : quand ils étaient réunis au sein d’une même personne, cela exprimait alors quelque chose de profondément essentiel.

C’est sur ce point très précis que nous éclaire la seconde moitié de l’ouvrage : au-delà de son rôle de médiateur social, We’wha était un individu parfaitement intégré à la société, et même hautement respecté. Il participait activement à la vie sociale, culturelle et religieuse. Sa mort prématurée, provoque d’ailleurs une drôle de léthargie dans le village. Elle est vécue comme un véritable drame, et ses conséquences auront un lourd impact sur la société zuni de l’époque. Car la réaction des instances indiennes face à la mort de We’wha aura servi de prétexte – une fois de plus – aux répresessions du gouverneur. Le drame historique pouvait continuer… Car à l’instar des conquistadors espagnols qui utilisèrent comme prétexte la présence supposée de « sodomites » dans les populations indigènes pour les décimer avec l’accord du roi d’Espagne et de l’église (cet aspect historique et génocidaire est d’ailleurs longuement évoqué dans « The Spirit and the Flesh« , également présenté sur notre site), le gouverneur américain de l’époque fut preuve de la même volonté d’éradication et de dénis de la culture indigène des zunis. La disparition de We’wha n’était que l’arbre qui cachait la foret. Après cela, le comportement « scandaleux » des Zunis lors de cérémonies rituelles fut considéré trop païen, trop sexuellement explicite et pervertissant, et fut alors sévèrement réprimandé. Dans un tel contexte, la présence même d’individus tels que les Deux-Esprits devenaient alors inévitablement tabou… Comment a survécu cette tradition – pourtant ancrée dans les plus profonds mythes de création du monde de la mythologie zuni (Will Roscoe les présente d’ailleurs également dans cet ouvrage, grand bien lui en fait !) – à cette holocauste culturelle ? Difficile à dire, de l’extérieur, car on devine aisément que les Zunis ont préféré rester, dès lors, et tout au long de leur histoire contemporaine, rester très discrets à ce sujet. L’auteur, en fin d’ouvrage, tente de répondre difficilement à cette question. Il le fait de façon incomplète, mais non moins intéressante. Et c’est précisément là l’objet de notre sujet : tenter d’apporter, humblement, notre pierre à cet édifice, pour réapprendre et comprendre le concept de Deux-Esprits.

Conclusion : Quand on lit The Zuni Man-Woman aujourd’hui, on ne peut s’empêcher de jubiler en repensant à toute la société bien pensante qui fut « dupée » par We’wha, que tout le monde pris pour une femme pendant de nombreuses années. Le colonisateur berné par un « vulgaire autochtone » ?! Rien que pour ça, ce livre est véritablement succulent. Mais au-delà – et en mettant de côté son aspect historique également passionnant – il est particulièrement révélateur du rôle incontournable des Deux-Esprits dans les traditions amérindiennes. Car en tant que lhamana, We’wha était, à l’instar de ses compatriotes des autres tribus, une personne particulièrement précieuse au regard des autres membres de la communauté. Il est donc particulièrement dommageable que cette oeuvre ne soit pas disponible dans notre langue de Molière…

3 réflexions sur « The Zuni Man-Woman, de Will Roscoe »

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