Titre : Beautiful Boxer
Réalisé par Ekachai Uekrongtham
Ecrit par Ekachai Uekrongtham & Desmond SIM KIM JIN
Avec Asanee SUWAN & Sorapong CHATREE
Année : 2003
Beautiful Boxer est un film thaïlandais, devenu très rapidement une référence internationale. Cette oeuvre, inspirée d’une histoire vraie, retrace la vie de Nong Toom, l’un des plus célèbres kick-boxer thaïlandais de ces vingt dernières années. Né dans une petite province, il réalise très vite, alors qu’il n’est qu’enfant, sa part de féminité. Issu d’une famille peu aisée, il commencera sa vie en tant qu’apprenti moine. Mais sa route le mènera finalement dans un camp d’entrainement de boxe thaïlandaise, dans la province de Chonburi. Il embrassera cette carrière dans laquelle il s’avérera talentueux, malgré ses aspirations opposées, pour subvenir aux besoins de ses parents… Beautiful Boxer raconte l’histoire de sa vie, de son éducation, de son ascension et de ses doutes et des ses errances.
Tout commence alors que Nong Toom n’est encore qu’un petit garçon. Lors d’un festival, il tombe par hasard sur une magnifique danseuse. Très vite, il va alors se prendre d’un intérêt particulier pour tous les arts et jeux féminins. Ce qui pourra surprendre le spectateur occidental, c’est la facilité relative avec laquelle le héros se fait « accepter ». Car au-delà des quelques réticences de son père, sa famille n’émet aucun jugement particulier vis-à-vis de ses goûts. Mieux encore : sa mère semble embrasser à bras ouverts la nature de son fils. Et il en sera d’ailleurs de même, tout au long du film, de la part de nombreux personnages féminins. Ce constat est très intéressant, car il prouve que dans la culture thaïlandaise, les « lady boys » sont relativement bien acceptés pour ce qu’ils sont (on reviendra sur cela si l’occasion se présente, dans de futures présentations du site). Bien évidemment, la réalité n’est pas complètement idyllique, mais ce film sait également le montrer au travers quelques scènes justement filmées et pas anodines du tout, mais aussi à travers le comportement tout de même distant du père de Nong Toom. Quoiqu’il en soit, et malgré ce que peuvent en penser certains, personne ne va réellement chercher à la forcer à ne pas être lui-même. Et l’amour par lequel il est entouré (que ce soit par sa mère, ou par le moine ermite), lui permettront de se construire, malgré ses souffrances et ses différences.
La seconde partie du film, celle sur son adolescence, est également particulièrement intéressante. Là encore, c’est finalement avec surprise, qu’on constate que personne ne va profondément réprimer Nong Toom pour ce qu’il est. Et pourtant, vivant dans un camp d’entraînement de box-thaillandaise, par définition « ultra-masculin », il aurait pu être pris pour cible favorite des railleries de ses camarades. Il n’en sera rien… Evidemment, Non Toom va d’abord « se cacher » des autres, mais vivant en fraternité avec les autres apprentis boxeurs, il va finalement développer une affection très particulière pour ce genre de vie. Et quand il sera finalement « découvert », cela tournera à son avantage : son entraîneur va lui permettre de s’épanouir, en le faisant se battre tout en étant maquillé. Et dès lors qu’il remporte match sur match, personne n’a rien à lui redire. Contre toute attente, dans cet environnement pourtant très viril, Nong Toom est parfaitement accepté tel qu’il est. D’ailleurs, il incarne aussi bien le masculin que le féminin, capable de se battre sur un ring de boxe, tout en étant très maquillé et paré. Le message est alors très fort : tant qu’un homme se comporte avec droiture, avec fierté et qu’il assume ce qu’il est, alors il peut se revendiquer d’être un homme. Dès lors, Nong Toom peut trouver confiance en lui, et son propre équilibre. Il développera d’ailleurs une relation d’amitié très profonde avec un de ses camarades, celui-là même qui avait déjà compris sa nature profonde. Mais respectant toujours la pudeur du jeune homme, il n’a jamais cherché à le faire parler de ce sujet. C’est dans ce respect mutuel que Nong Toom trouva probablement le meilleur « refuge ». Mais ce refuge sera aussi son plus grand point faible, et dans une société qui ne laisse aucune place à l’hésitation et à l’humain, Nong Toom va flancher. Il tombera quand il réalisera que cette amitié n’a pas survécu au temps et au pouvoir de l’argent. Le mensonge que lui fera son ex-ami sonnera alors comme une véritable trahison. De cette profonde déception naîtra le courroux de Nong Toom (alors d’une violence rare), et le début de sa fin en tant qu’individu « complet ». Complètement perdu, le jeune boxeur a alors une apparition. Alors qu’il est seul et solitaire, tandis qu’il se trouve près d’un temple, voilà que « l’esprit » (?) d’une femme lui apparaît. De quelle sorte d’apparition s’agit-il ? D’un esprit gardien ? D’une vision plutôt divine ? D’un fantôme ? Ou s’agit-il plutôt d’un rêve ? D’une hallucination ? Le film n’est pas explicite sur cet aspect-là, et le passage pourra apparaître très déstabilisant pour un spectateur français trop rationnel. En tout cas, elle révèle à elle-seule une évidence : une fois encore, le réalisateur prouve qu’en Asie, la tradition et son mystère ont encore leur place dans le quotidien. Si bien que, pour Nong Toom, cette apparition marque le début de la fin du mensonge.
Dès lors, malgré les apparences, il n’aura plus la force de lutter contre le système, et n’en sera plus que la marionnette. On comprend alors que son équilibre n’était que sur le fil, et qu’il ne tenait à rien que ce dernier s’effrite. Probablement parce que même en Thaïllande, malgré un profond héritage encore présente, la nature profonde des hommes efféminés n’est plus parfaitement comprise… En tout cas, cette compréhension est biaisée, et profondément entachée par le culte de l’argent. Jusqu’à lors, Nong Toom vivait plutôt bien, car malgré le système, il avait l’impression d’être accepté pour ce qu’il était. Ce qui était vrai, au sein de son cercle. Mais dès lors qu’il se sent trahi, son assurance s’effondre, et il n’a plus qu’à constater à quel point le système l’utilise. Car en réalité, le monde entier ne l’accepte pas, et de ce constat naît la dualité. Pendant quelques temps, pourtant, Nong Toom réussit à se voiler la face, et à croire qu’il accède ainsi au bonheur. Mais petit à petit, il sombre dans une dépression qui ne laisse plus de place au doute…
L’apothéose de la chute psychologique de Nong Toom, de l’aberration d’un système qui fait semblant d’accepter les individus, pour finalement mieux les utiliser à sa guise, c’est bien évidemment le combat à Tôkyô, pendant lequel il devra affronter une catcheuse japonaise. La perte d’identité est totale, et Nong Toom n’est plus qu’une marionnette, plus que l’ombre de lui-même. L’homme efféminé doit affronter la femme virile… Il n’y pas de plus puissante aberration, de plus abjecte dualité. Ce match contre nature est, d’une certaine manière, l’un des moments les plus « choquant » du film. Car il nous montre à quel point les sociétés capitalistes et dirigées par le marketing à outrance renie les natures profondes des individus, en les faisant agir de la manière la plus odieuse qu’il soit. Par essence, les « hommes efféminés » et les « femmes viriles » sont profondément incompatibles. Et quand ceux qui sont unifiés s’affrontent, de la double unité nait hélas la plus profonde dualité, une opposition qui ne peut finir que d’une seule manière : l’un qui écrase l’autre. Quand tout cela a, en outre, lieu de manière formelle et médiatisée, pire même, institutionnalisée, c’est la preuve évidente que le monde contemporain ne comprend plus la nature sacrée de certains individus. De ce déni naissent l’incompréhension et la frustration. Et alors que Nong Toom aurait peut-être pu trouver, sur le fil, ses propres réponses, le système l’aura finalement poussé à prendre la mauvaise décision…
La mauvaise décision, car hélas, mille fois hélas, le choix de Nong Toom de se faire opérer, bien qu’il soit une libération pour lui, ne pourra que faire hurler de rage quiconque s’intéresse véritablement à la spiritualité et aux rôles de ces « hommes féminins ». Dans un pays comme la Thaïlande, on sait que la pratique est courante, et que les kathoey (ou lady boys) sont souvent adorés par le peuple. Pourtant, à n’en pas douter, cette situation est le résultat d’un héritage culturel et historique, et tend à prouver que des individus semblables aux Deux-Esprits des sociétés amérindiennes devaient bel et bien exister, mais aussi être profondément respectés (précisément, car ce respect et cette « adoration » se sont transmis à travers les temps et jusque dans notre époque). Mais dans des temps plus anciens, quand l’odieuse chirurgie « esthétique » n’existait pas, ces kathoey devaient bien réussir à vivre en harmonie avec leur propre corps, sans avoir recourt à de telles ablations. Cet état de fait est très révélateur des pertes de repères des sociétés modernes. Si en se faisant opérer, Nong Toom a trouvé le bonheur, on ne peut que s’en réjouir. Mais d’un autre côté, comment ne peut se sentir révolté face à un monde (= le monde contemporain) qui ne sait plus reconnaître l’essence profonde de certains individus, si bien qu’ils doivent en venir à s’auto-mutiler. Le film Beautiful Boxer, à l’image de la vie de Nong Toom, est un cri d’amour, une revendication à une tolérance envers chacun, à une reconnaissance de la nature de chaque être humain. Car on l’a bien compris : le problème réel ne vient pas de ceux qui naissent « femme dans un corps d’homme » mais du regard extérieur, celui d’une société qui ne sait plus les accepter. Alors, dans un sens, on eu profondément aimé que Nong Toom trouve le bonheur et sa voie sans avoir recourt à une telle extrémité. Et si jamais aujourd’hui, il/elle s’épanouit dans son corps, sans plus jamais avoir à jouer un rôle qui n’est pas le sien, alors tout cela n’aura pas été complètement vain…
Conclusion : Beautiful Boxer est un film authentique, et qui aborde son sujet avec beaucoup de pudeur. C’est ce qui le rend de grande qualité. Car en nous montrant la vie de Nong Toom, il nous montre d’abord et surtout une société (la société thaïlandaise) qui malgré ses défauts et ses bassesses évidentes, est beaucoup plus tolérante que la notre. Mieux même : à sa manière, elle continue à célébrer les « hommes efféminés ». Et le grand talent d’Ekachai Uekrongtham, c’est d’avoir su mettre en scène cela sans être jamais racoleur, avec une très belle photographie, et en faisant ressortir de manière très pertinente certaines dualités et aberrations du monde contemporain. Et à cause de cela, la vie exemplaire de Nong Toom devient le contre-exemple, celui qu’il ne faut, hélas, pas suivre jusqu’au bout, au risque de passer à côté de sa propre nature… Ce film, en tout cas, tout en dénonçant l’impitoyable machine qu’est devenu le monde contemporain, est un magnifique pamphlet pour le droit à la différence.
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