La voie des éphèbes, de Tsuneo Watanabe & Jun’ichi Iwata

Fiche technique :

Titre : La voie des éphèbes

Auteurs : Tsuneo Watanabe & Jun’ichi Iwata

Editeur : Trismégiste

ISBN : 978-2865090242

Première publication : 1987

L’ouvrage que nous vous présentons cette fois-ci est unique à bien des égards. D’abord, parce qu’il a été écrit par un japonais, mais ce, directement en français. Ensuite, parce qu’il nous éclaire sur un aspect de l’histoire et de la culture nipponne que peu de gens connaissent. Il s’intéresse au « shûdo » (衆道), c’est à dire, la voie des éphèbes. Dans ce livre, l’auteur présente ce concept passionnant, mais aussi et surtout son histoire. Il s’appuie pour cela sur de nombreux ouvrages de références japonais, tout autant que sur des thèses publiées au Japon dans l’université au sein de laquelle il était enseignant, et évidemment, sur ses propres connaissances. Le tout est largement illustré par d’anciennes estampes. De tout cela, il tire des conclusions quant à la dévalorisation du masculin dans les sociétés modernes.

Avant d’aller plus loin, prenons le temps de faire un peu d’étymologie, puisque votre fidèle serviteur parle japonais. Donc, qu’est-ce que le « shûdo » ? En japonais 衆道. Il s’agit en réalité de l’abréviation de « wakashûdo », soit 若衆道. Attention, méfiez-vous de certaines sources peu fiables… Le caractère 衆 ne signifie pas « homme », contrairement à ce qu’on peut lire ci et là, mais plutôt « groupe » / « rassemblement ». On obtient donc, littéralement « La voie du rassemblement des jeunes ». D’où la traduction très intéressante de Tsuneo Watanabe : « La voie des éphèbes ». En japonais, le terme « waka » (若衆) désigna (d’un point de vue historique), par extension, les fameux éphèbes, ou jeune pages, qui pratiquaient cette voie. En réalité, ce que nous apprend ce livre, c’est que l’origine de ce terme est finalement très floue, et semble être apparue relativement tardivement, pour désigner certaines pratiques qui avaient lieu depuis plusieurs (centaines ?) d’années déjà.

Concrètement, le shûdo est décrit comme une des fleurs de la culture japonaise, comme une relation d’amour puissante qui unit un maître à son disciple (et vice versa), un samouraï à son page… Ainsi de nombreux personnages historiques auraient « aimé » sincèrement un de leur serviteur, des moines se seraient pris d’affection pour certains de leurs jeunes apprentis… Et ainsi de suite. Cette voie serait même devenue très commune à certaines époques. Et Tsuneo Watanabe, tout au long de l’ouvrage, la décrit de manière parfois très détaillée. Quand les jeunes éphèbes versaient du saké aux samouraïs, ceux-ci prenaient cela pour un grand honneur. Des « amants » qui pratiquaient cette voie étaient prêts à mêler leur sang pour se prouver mutuellement leur loyauté éternelle… Et ainsi de suite ! Il se dégage de tout cela un amour fraternel d’une pureté et d’une puissance assez troublante.

Attention, pour décrypter cet ouvrage avec exactitude, une précision (de taille) s’impose. On doit en effet bien se rendre compte d’une chose : la langue japonaise, quand il s’agit d’exprimer lles sentiments humains, est beaucoup plus riche que notre langue de Molière. Si bien que, quand Watanabe nous parle d’amour (et/ou de sexualité), il faudrait en réalité vérifier les caractères utilisés en japonais. Watanabe, lui-même, avait-il conscience qu’il gommait certains aspect de sa langue maternelle en utilisant le mot « amour », sans plus de précision ? Quoiqu’il en soit, voici un petit récapitulatif de trois pictogrammes souvent utilisés (sachant qu’il en existe peut-être encore plus) :

(koi) : ce caractère, souvent traduit par « amour », évoque un amour plutôt passionnel (et donc, destructeur ?), fougueux. C’est un mot fort dans sa chaleur, sa fièvre, mais il peut se rapporter à un amour fugace, rapide, et qui ne dure qu’un temps.

(ai) : il s’agit également d’amour, mais cette fois-ci, plus désincarné, plus pur et immatériel. Paradoxalement, on le présente souvent comme un concept plus « banal » dans les cours et livres de japonais. Pourtant, on est en réalité, avec ce caractère, proche du concept d’éternité.

(iro) : littéralement, signifie « couleur ». Mais ce caractère prend, associé à d’autres, une dimension beaucoup plus « à fleur de peau ». Il y bien question d’éveil des sens (de sensualité). Cette notion est même souvent très érotisante, voire sexuelle.

Dès lors, on doit se demander quels mots/caractères étaient en réalité utilisés dans les textes qu’évoque Watanabe. En fonction des cas, le sens à donner à leur interprétation pourrait être complètement différent, et prendre une orientation bien plus subtile… et spirituelle ? En lisant La voie des éphèbes, il faudra donc garder cette nuance fondamentale à l’esprit pour ne pas risquer d’être dans l’erreur. Et quand Watanabe nous parle de « relation pédérastique », quel sens faut-il donner à ce mot ? Ne s’agirait-il pas plutôt d’une simple relation de maître à élève, à caractère initiatique ?

Ce qui nous intéresse particulièrement en tout cas, ces que cette pratique du « shûdo » est introduite par une voie d’origine religieuse et spirituelle. En effet, c’est le moine bouddhiste Kôbo Daishi (aussi connu sous le nom de Kukai), qui l’aurait importée de Chine au IXième siècle. Ce moine très connu au Japon, est le fondateur du bouddhisme shingon, l’un des plus importants de l’archipel, et est réputé pour y avoir introduit le bouddhisme ésotérique. Son histoire est en réalité aussi singulière qu’instructive. Suite à ses études au Japon, un rêve vision va le pousser à aller en Chine. Là-bas, il croise le chemin un certain Keika-ajari, un grand maître chinois. Dès leur première rencontre, le maître lui dit : « Je savais que vous viendriez. J’avais attendu si longtemps. Quel plaisir de vous voir ! Mais hélas ma vie se termine et je ne sais si j’aurais le temps de vous transmettre mon enseignement. » De fil en aiguille, Kukai va recevoir l’enseignement de ce maître, et notamment la cérémonie d’initiation « kanjo », qui permet à un jeune disciple de découvrir la divinité à laquelle il est affilié. Fort de ses années d’apprentissage, Kukai retourne au Japon, et y fonde le bouddhisme shingon, en l’enseignant à de nombreux disciples. C’est cette relation de « maître à élève », qu’a importé Kobo Daishi de Chine, qui est communément considérée comme l’origine de la pédérastie au Japon. Des prêtres jésuites évoquent d’ailleurs des faits choquants à leurs yeux, notamment des pratiques de « coït anal » supposées… Mais il faut signaler qu’à l’inverse, les japonais croyaient que les chrétiens mangeaient de la chair humaine. Il s’agissait, sans aucun doute, d’une mauvaise interprétation du concept de partage du corps du Christ et des hosties . On peut donc facilement extrapoler et affirmer que les missionnaires européens de l’époque, maîtrisant très mal le japonais, auront mal compris de quoi il était en réalité question… En réalité, il s’agit bel et bien d’initiation et de passage à l’âge adulte. Les dieux s’incarnent sous les traits de jeunes garçons, tandis que des moines adultes reconnaissent en eux leurs frères spirituels. En miroir, tous s’élèvent vers le prochain stade de leur évolution en tant que véritable être humain.

Vers le XIIième, des monastères, cette pratique se transmet au sein des fraternités de samouraïs, où elle prit alors une dimension encore plus sublimée. Elle s’y mélangea au concept de la Voie du Guerrier, le bûshido, pour en devenir une des clés essentielles. Défendre son frère,  son disciple, ou son maître, quitte à perdre la vie soi-même. Mieux même : être près à suivre l’autre dans la mort, où à mourir pour sauver son honneur. Le geste du seppuku, souvent mal compris en Occident, est en réalité un geste d’Amour pur et total, peut-être même de libération vers une autre éternité. De nombreux personnages historiques, parfois des grands généraux de guerre, vouent alors un amour sans faille pour leur page, ou pour leur frère. La mort de l’un entraînant souvent le suicide ou le sacrifice de l’autre. Hélas, tout semble « dégénérer » au XIIIième siècle, quand le shûdo se transpose dans le milieu de l’art, et surtout du théâtre et de l’amusement mondain. Dans le , tout autant que le kabuki, des hommes assumeront le rôle de femmes. Mais le développement de cette seconde forme de théâtre profane au XVIIième siècle va de pair avec celui de la naissance des geishas, des quartiers des plaisirs… Si bien que, le shûdo se perd et se transforme. Et si cet amour fraternel avait du sens dans des fraternités politiques et guerrières, dès lors qu’il sort de ce contexte, il perd son centre et sa vocation (Tsuneo Watanabe n’évoque pas cela, car il est trop obnubilé par sa volonté de démontrer la légitimité de la tradition pédérastique au Japon. Il s’agit donc de notre propre interprétation). Pire, quand le Japon va connaître un temps de paix et que les samouraïs perdront, d’une certaine manière, un de leur rôle fondamental, les choses semblent devoir s’empirer. Le développement du capitalisme et de la modernité finira d’achever le shûdo.

Quoiqu’il en soit, au-delà de la simple description du shûdo et de son évolution à travers les âges, cet ouvrage évoque de nombreux mythes ou légendes, parfois antérieurs (d’autres fois non), à l’introduction de cette pratique sur l’archipel. On pourra ainsi évoquer les enlèvements des jeunes garçons par les tengu (page 70) : les tengu sont, des êtres du folklore shintoïste. Littéralement, des « chiens célestes ». On les associe souvent à des créatures ailés (comme des corbeaux), et parfois ascétiques, mais aussi farceuses ou colériques. Ils représentent parfois des ermites (humains) de montage. Quoiqu’il en soit, autant par leur apparences « emplumés », que par ces mythes d’enlèvements qu’on leur attribue, on voit clairement ici se dessiner une tradition initiatique. L’enfant est enlevé par un aîné, qui fera de lui un adulte. L’auteur y voit une tradition pédérastique, surtout quand l’enfant est un katsujiki (selon l’auteur, un « jongleur prostitué »). Les choses sont en fait bien plus compliquées quand on fait des recherches directement en japonais. « Katsujiki » s’écrit avec deux caractères : 喝 (katsu), qui signifie « annoncer quelque chose ». Dans le contexte précis du bouddhisme zen, ce caractère prend alors le sens de « transmission orale des enseignements aux disciples ». Le second caractère, 食 (jiki, shoku, taberu), évoque la nourriture, le fait de manger. Le « katsujiki » est alors celui qui, dans les temples zen, annonce l’heure du repas… Et parce qu’il s’agissait toujours d’un jeune bonze apprenti, non rasé, ce terme semble avoir pris par la suite, d’autres significations (notamment dans les théâtres traditionnels que sont le nô et le kabuki). En résumé, un tengu (= un ermite) enlève un katsujiki (= jeune apprenti bonze)… Cette pratique de « l’enlèvement et l’initiation en brousse » existait dans de nombreuses cultures traditionnelles (par exemple la Grèce, nous aurons l’occasion de revenir sur ce sujet), et l’auteur en y voyant une preuve de la pédérastie traditionnelle japonaise va hélas trop loin… Ses raccourcis sont rapides et faciles, et s’appuient, hélas, sur l’ignorance du lecteur français, quant à l’étymologie exacte des termes japonais utilisés.

L’autre mythe majeur que nous nous devons d’évoquer, c’est celui du « Azunai no Tsumi », (le crime/péché d’Azunai) décrit dans le Nihon Shoki (littéralement, « Les chroniques du Japon »). Avec le fameux Kojiki, ce texte (écrit en chinois, et qui fut achevé dans les années 700) est l’une des rares sources officielles écrites sur l’histoire des origines du Japon et de la famille impériale. Il s’ouvre sur des éléments mythologiques, avant de dériver sur des descriptions historiques. Dans le volume 9 de ces chroniques, lors de la première année du règne de l’impératrice Jingû (soit en 170), on nous parle de ce péché… De quoi s’agit-il ? Shinu no Hafuri, et Ama no Hafuri, étaient deux amis très proches, et tous deux prêtres shintoïstes. A la mort de l’un, l’autre se laisse mourir. Les deux étaient si proches que leurs corps sont enterrés ensemble. C’est alors que la nuit s’abat sur la région. Quand l’impératrice cherche à comprendre pourquoi, un ancien lui évoque ce « crime d’Azunai »  sans que son origine ne soit très claire… Et le fait d’avoir enterré les deux corps ensembles évoquerait ce péché. Dès lors, l’impératrice fait séparer les deux corps, et le jour et la nuit se divise à nouveau… Comment interpréter tout cela ? Certains comparent le « crime d’Azunai » au fameux « péché de Sodome ». Première chose, le péché de Sodome n’est pas ce qu’il semble être (on a déjà évoqué cela dans une chronique de ce site). Deuxième chose : si le péché d’Azunai est évoqué pour la première fois en 170, il semble remonter à bien plus loin… Et hélas, les « Chroniques du Japon » n’étant pas très explicites à ce sujet, il est en réalité impossible de savoir de quoi il est réellement question (l’ouvrage n’est, en outre, pas disponible en français). Des recherches sur internet en japonais n’apportent étrangement pas plus d’informations… Comme si le sujet était éludé, et il faudrait probablement fouiller dans des archives japonaises peu accessibles aux non-érudits… Rien ne permet d’affirmer avec certitude qu’il est question d’homosexualité, dans le sens contemporain du terme. D’ailleurs, une interprétation plus récente de ce mythe dit plutôt que le péché d’Azunai n’est pas un péché d’amour entre deux hommes, mais évoquerait plutôt le fait d’avoir inhumé les deux corps ensembles… ?

De toute façon, en soi, rien ne dit clairement que le fait que la nuit s’abatte sur cette région est foncièrement négatif. Par ailleurs, l’autre interprétation possible est que, quand cette femme (l’impératrice), fait séparer les corps, le jour et la nuit se sépare. Finalement, si l’on remet ça en miroir avec des mythes de création du monde, on peut avoir une lecture très différente de cette légende : les deux prêtres shintoïstes, enterrés ensemble, représentaient l’unité du monde, la libération (dans la mort ?) par la voie de fraternité. Une femme s’y immisce, et détruit cette équilibre. Dès lors, « le monde » se sépare. C’est le retour de la dualité… Il faut par ailleurs signaler que l’impératrice Jingu semble avoir été une femme guerrière. On sait que dans les traditions amérindiennes, les hommes féminins et les femmes guerrières ont tendance à s’éviter, par incompatibilité profonde… La lecture de ce mythe pourrait alors être, finalement, doublement complexe et duale. Conclusion ? Le sujet est particulièrement complexe (mais aussi passionnant), et rien n’est vraiment disponible en français à sujet. Pour aller plus loin, il faudrait probablement une maîtrise du japonais ancien, ainsi qu’un accès privilégié à certaines archives. Personne, manifestement, n’a encore jeté son dévolu sur un tel sujet…

Et les exemples de la sorte pourraient continuer à l’infini. La culture traditionnelle japonaise, ses mythes, son histoire et ses légendes, fourmillent d’évocation de cet amour fraternel, essentiel à l’élévation des hommes. Et on peut donc affirmer sans trop de doute que le shûdo, cette voie des éphèbes, n’est pas une vulgaire pratique de pédérastie. On peut même se douter qu’à l’origine cela n’a fondamentalement rien à voir avec cela, mais qu’il s’agissait bien d’une voie spirituelle et initiatique… entre hommes. Pour que les jeunes deviennent des adultes à part entière, qu’ils assument leur virilité dans sa véritable intégralité.

Heureusement, d’ailleurs, malgré ses dérapages, Tsuneo Watanabe se rattrape dans sa brillante conclusion. Finalement, ce qu’il évoque est assez international. Il fait un parallèle entre l’essor du capitalisme et de la société de consommation, avec le développement de la honte de l’érotisme du corps masculin. Petit à petit, les sociétés modernes perdaient alors l’essence même de la notion de fraternité. Watanabe va d’ailleurs encore plus loin, dans son audacieuse conclusion : pour re-viriliser la société et leurs êtres, pour réapprendre leur fierté et à s’aimer eux-mêmes, les hommes contemporains devront nécessairement, selon lui, avoir recourt à l’aide des « gays »… Voilà qui mérite en tout cas d’être profondément médité, surtout quand on compare cette vision au concept des Deux-Esprits dans les traditions amérindiennes.

On finira cette présentation sur une citation (un poil arrangée) extraite de l’ouvrage, et qui, dans son essence, est aussi troublante que méditative :

« La féminité que seuls les hommes savent réaliser est plus réelle que la féminité naturelle ».


Conclusion : La voie des éphèbes est un ouvrage unique et passionnant. Unique, car il fut écrit en français par un japonais… Passionnant, car lève un voile nouveau sur la culture et la société japonaise (ainsi que son histoire), qu’on a souvent tendance à considérer comme bêtement machiste. Mais ce machisme apparent ne serait-il pas le résultat de la perte d’une valeur traditionnelle fondamentale ? Celle du shûdo, justement. Car dès lors que les hommes ne savent plus s’aimer et se respecter entre eux, comment pourraient-ils aimer avec justesse celles qui sont à leur opposé ? Dès lors que la voie des éphèbes n’existe plus, la voie du guerrier peut-elle encore subsister de manière équilibrée ? Pris avec le recul nécessaire – car hélas, trop souvent, l’auteur fait des raccourcis ou est trop imprécis sur les termes japonais, jouant sur l’ignorance du lecteur français – ce livre s’avère donc particulièrement intéressant.