Revue : Anthropologie et sociétés, n°1998-22-2
Titre : Médiations chamaniques – Sexe et genre
Sous la direction de Bernard Saladin d’Anglure & Jean-Jacques Chalifoux
ISSN : 0702-8997
La revue québécoise « Anthropologie et sociétés » est publiée deux à trois fois par an, par l’université de Laval. En 1998, un numéro entièrement consacré à la thématique du sexe et du genre dans le chamanisme, a été réalisé. Cet opus, dirigé par Bernard Saladin d’Anglure (connu pour ses travaux sur les inuits, on aura l’occasion d’en reparler ici) et Jean-Jacques Chalifoux, il comprend de nombreux articles, donnant un bon aperçu de la notion du « genre » à travers le monde. Prenant pour base l’idée que « genre » et « orientation sexuelle » ne sont pas nécessairement la même chose, les différents auteurs des articles nous livrent de nombreuses informations intéressantes, à propos de diverses sociétés et cultures traditionnelles à travers le monde.
Premier article : Le sens de l’alliance religieuse, par Roberte N. Hamayon.
L’idée de l’article est de comparer les relations « chamane / esprit » à des couples « homme / femme », pour en déterminer une orientation, une direction. Ainsi, en fonction du type de chamanisme et de l’esprit qui vient en aide au chaman, l’individu semble devoir assumer soit le rôle d’époux, soit celui d’épouse. Mais ce qu’il y a d’intéressant, c’est que dès lors qu’il est question de connexion au divin (à différencier du chamanisme de possession, par exemple), le chamane, qu’il soit homme ou femme, semble alors assumer le rôle « d’épouse » du principe divin… Pour finir, en plus des shamans travestis sibériens qu’évoque l’auteure de l’article, il est à noter la présence, en Ouzbekistan, de shamans du troisième genre, et appelés « Basilor ».
Second article : Mariage mystique et pouvoir chamanique chez les Shipibo et les Inuit, par Bernard Saladin d’Anglure et Françoise Morin
Les deux auteurs de cet article comparent les traditions chamaniques de deux tribus (à savoir, les Shipibo d’Amazonie péruvienne, et les Inuit du Nunavut canadien), et essaient d’en tirer des parallèles, notamment sur les notions de mariage mystique (avec un esprit), de sexualité onirique et de filiation entre humains et esprits. Et bien qu’on rentre peu en détail dans le sujet du travestissement rituel, on comprend très vite que dans ces deux tribus (pourtant très éloignées l’un de l’autre), cette pratique est courante. Ainsi, quand les auteurs abordent spécifiquement le sujet de la filiation mystique, on nous apprend qu’il est assez commun qu’un apprenti chaman reçoive le nom de l’esprit qui lui sert d’auxiliaire. Mais que dans certains cas, cet esprit n’est pas de même sexe que celui du chaman. Dès lors, le travestissement peut avoir lieu, de manière plus ou moins prononcé, parfois simplement vestimentaire, d’autre fois plus comportementale. Mais on apprécie beaucoup certaines précisions qui sont bien posées : les deux auteurs critiquent ouvertement l’assimilation faite de manière trop systématique entre « travestissement » et « homosexualité ». Et si dès 1904, Bogoras note la présence de chamans travestis et apparemment ouvertement homosexuels chez les Inuits ou les Tchouktches de Sibérie, peut-on pourtant en tirer la conclusion que ces deux éléments sont nécessairement liés l’un à l’autre ? Cette fois-ci, les deux ethnologues signalent la présence de chamans travestis a priori hétérosexuels, et dont les comportements féminisés ne serait qu’une méthode pour se rapprocher du divin (ainsi, des chants sur-aigus auraient pour objectif d’imiter la voix des esprits). Quoiqu’il en soit, nous aurons, dans les mois à venir, l’occasion de revenir sur le cas des Inuits, car Bernard Saladin d’Anglure a signé un livre qui leur est entièrement dédié.
Troisième article : Ils sont comme nous, mais… par Isabelle Daillant
A proprement parler, cet article ne s’intéresse pas du tout au même sujet que celui de notre site. En effet, il dresse un parallèle entre les relations « chaman / esprit » et les relations familiales, au sein des communautés chicanes d’Amazonie bolivienne. Ainsi, les esprits seraient comme des membres des familles des chamans. Cela dit, les choses sont plus complexes, car selon les chimanes, le monde est séparé en deux : il y a d’un côté leur tribu, et de l’autre le reste du monde (= les étrangers, les autres). Mais le chamanisme s’appuie sur la relation des chamans avec « les gens de dedans », qui sont des sortes d’esprit, mais justement considérés comme des membres de la famille du chaman.
Le grand paradoxe de tout ça, c’est que ces gens de dedans, bien qu’étant des membres de la tribu, ils sont en même temps des « autres ». D’une certaine manière, ils sont donc des esprits qui unissent en eux des concepts opposés. Et ainsi, dans la vision chimane du chamanisme, tout est médiation, tout est question d’unification des intermédiaires. C’est exactement ce que représentent et qu’incarnent les Deux-Esprits dans les traditions amérindiennes. Bien que cela s’exprime ici de manière différente, l’analogie est tout à fait intéressante.
Quatrième article : Chamanisme et couvade chez les Galibi de Guyane, par Jean-Jacques Chalifoux
La couvade est une pratique qui consiste à placer l’homme en position de grossesse simulée, ou d’accouchement simulé, lorsque sa femme est sur le point de donner naissance à son enfant. Ce « rituel » a autrefois d’abord été observé dans le pays Basque (en Europe !!) et fut longtemps considéré comme une « originalité de plus » de cette région. Mais très vite, les ethnologues se sont rendus compte de sa présence récurrente à travers le monde entier. Ce quatrième article s’intéresse donc aux Galibi de Guyane française, et des traces supposées de la couvade au sein de cette société. Hélas, contre toute attente, il est probablement le plus décevant de toute la revue. On aurait aimé y trouver des informations un peu concrètes ou ethnologiques sur cette pratique, son origine historique et religieuse, par exemple… Il n’en sera rien, hélas. Car l’auteur, très vite, affirme qu’il n’a pas constaté l’existence matérielle de cette « grossesse masculine » chez les Galibi, mais qu’elle serait juste idéologiquement présente dans la construction sociale et culturelle… Tout ça pour ça ? Dès lors, le titre de l’article semble un peu à côté du sujet, et on a hélas l’impression de tourner autour du pot. On apprendra juste que, autrefois, la couvade semblait pratiquée (appelée alors « amacé »). A voir si on trouve, à l’avenir, d’autres sources sur le sujet… On cherchera, pour sûr !
Cinquième article : Les chamanes mapuche et l’expérience religieuse masculine et féminine, par Ana Mariella Bacigalupo
L’auteure s’intéresse à la société mapuche, au sud du Chili. Dans cette culture sud-amérindienne, les chamans (appelés machi) sont considérés comme des individus étant capable. Le chamanisme y joue évidemment un rôle central… L’auteure s’intéresse donc à l’évolution du chamanisme ces dernières années, et sur la manière dont les femmes ont, peu à peu, quasiment effacé le rôle des hommes dans ce domaine. La raison de cela étant, évidemment, l’influence du modernisme, avec la fin des sociétés traditionnelles, mais aussi et surtout la répression chilienne et l’influence du Christianisme. A cause de cela, peu d’hommes osent embrasser la vocation de chaman (ce qui semble, chez les mapuches, être synonyme de travestissement). Quoiqu’il en soit, les chamans mapuches sont considérés comme possédant les caractéristiques des deux genres, les unifiant en eux. L’auteure note que le chaman, quelque soit son sexe, incarne symboliquement la divinité androgynique Ngünechen. Ce dieu androgynique représente l’unité du monde, qui allie les opposés : masculin/féminin, jeunesse/vieilleisse etc… Et c’est justement cet aspect unificateur que doivent intégrer les chamans. Pour illustrer son propos, l’auteure note la présence d’hommes chamans travestis aux pratiques variées : l’un d’entre eux changerait de genre (via son habillement ?) à chaque changement de lune, un autre alterne les personnifications masculines et féminines… Ce qu’il y a d’intéressant, c’est que ce travestissement n’y est pas nécessairement synonyme d’homosexualité, et surtout pas de féminisation absolue. Ainsi, ces hommes travestis, loin d’être bêtes transfuges de femmes, sont capables d’aller d’un genre à l’autre… sans complexe !
Hélas, à cause de position revendicatrice féminine, l’auteure oriente trop son propos : le chamanisme serait un attribut fondamentalement féminin, et expliquerait le travestissement des hommes chamans. Et cela serait aussi pour ça que, selon elle, les femmes n’ont pas besoin de s’habiller en homme. Propos trop caricatural, hélas, et quand le féminisme cherche à imiter le machisme inversé, on passe hélas à côté de l’essentiel. Ce gros défaut ne cache pas, heureusement, les grandes qualités de l’article, qui contient par ailleurs moult détails intéressants, sur les symbolismes des rituels mapuches et la modulation des genres dans son chamanisme.
(Nous ne nous attarderons pas sur le sixième article, car il s’intéresse exclusivement au chamanisme coréen féminin et à la manière dont certains anthropologues ont, a tord, voulu y coller une étiquette de rites à dimension sexuelle. Ce qui n’est, du coup, pas du tout le sujet de notre site. De fait, on entend très rarement parler de chamanisme masculin en Corée. Il y a fort à parier que l’évangélisation du pays y est pour beaucoup).
Septième article : « Être épousée par un naq », par Bénédicte Brac de la Perrière
Le chamanisme birman semble s’appuyer sur une relation de possession qui s’instaure entre le chaman et l’entité envers laquelle le culte est dédié. Ces entités, appelées naq ¹, semblent être aussi bien de nature spirituelle, que d’esprits de nature divine ou même parfois plus inférieur. L’histoire du pays semble avoir transformé certains héros historiques en naq officiels, au nombre de trente-sept, et qui seraient au centre d’un culte officiel et usuellement pratiqué. On appelle alors les chamans les naguedo, ce qui signifie « épouse d’un naq ». Et parmi les dits-chamans, on compte essentiellement… des hommes ! Ceux-ci sont, à l’instar de leurs congénères féminines, dénommés de la sorte ; ils sont, eux aussi, des « épouses de naq« . Parmi ces hommes chamans, certains sont même travestis, voire (selon l’auteure), homosexuels. Mais c’est précisément là que l’ethnologue, hélas, semblent un peu s’embrouiller et ne pas maîtriser parfaitement le sujet… En résumé, selon elle, la plupart des naq sont des esprits masculins, qui sont alors les époux des femmes chamans. A contrario, il existerait aussi des naq féminins, mais une seule d’entre elles épouserait les hommes travestis chamans (et seulement ceux-là) : la Dame aux Ailes d’Argent. Mais ce mariage impliquerait de manière automatique le travestissement et l’homosexualisation du chaman… Quid alors, des hommes chamans non travestis ? Puisqu’ils ne peuvent épouser des naq féminins, sont-ils des chamans de « bas étages » ? Ou épousent-ils des naq masculins ? On n’en saura pas plus à ce sujet. Quoiqu’il en soit, cette figure de la « Dame aux Ailes d’Argent » est particulièrement intéressante, et semble se rapprocher de certains aspects du divin chez les amérindiens.
¹ L’article a été publié en 1998, mais il semble qu’aujourd’hui, la retranscription officielle serait plutôt « nat ».
Huitième article : Le Tho Mâu, un chamanisme vietnamien ?, par Louis-Jacques Dorais et Huy Nguyên
La dernière contribution de cette revue est intéressante à bien des niveaux. D’abord, parce qu’un des ethnologues qui y participe est directement issu de la communauté au centre de l’étude, à savoir, les vietnamiens (et notamment ceux immigrés au Canada). On imagine alors assez facilement la valeur des informations qui y sont livrées. La problématique de base de cette étude est de savoir dans quelle mesure le culte des mères (= tho mâu) peut être considéré comme une pratique chamanique. Et c’est à travers notamment l’analyse et la description des rituels pratiqués dans la diaspora vietnamienne au Québec, que les deux auteurs tentent de répondre à cette question. Bien que les officiantes principales des cérémonies décrites soient exclusivement des femmes, cet article s’avère particulièrement intéressant : en effet, aux côtés de ces chamanesses, on note la présence d’un gardien de temple… Toujours un homme, travesti. Et ce dernier est considéré comme un véritable maître de cérémonie. Ce gardien est considéré comme un individu de troisième genre, qui sert de médiateur entre les sexes, mais surtout les différents plans. D’un point de vue très concret, c’est lui qui gère, dans un premier temps, tous les aspects de l’ordinaire : préparation des repas pour tous les invités, achat des offrandes et des encens, décoration de l’autel… Tout cela qui est souvent considéré comme des « basses tâches », qui s’avère pourtant essentiel au bon déroulement de n’importe quel rituel. L’importance de ce gardien travesti apparaît de manière encore bien plus flagrante, car en début de cérémonie, il est celui qui bat le tambour et implore les esprits. Sans son intervention, la transe de la chamane n’est pas possible. En fait, tous comme les Deux-Esprits des traditions amérindiennes, il joue un rôle d’intermédiaire évident… En fait, les choses sont en réalité encore plus complexes, car comme l’évoque les deux ethnologues, ces derniers temps, certains hommes assument plus rarement le rôle central de chaman. Un rôle a priori plutôt féminin, chez les vietnamiens. Et les quelques images trouvées sur internet prouvent essaiment un travestissement rituel de ces individus. Moralité ? Dans le tho mau, au Vietnam, on trouve soit des hommes travesti ou efféminés qui jouent un rôle central d’intermédiaire dans la cérémonie, ou alors, encore mieux, des hommes qui assument des rôles de femmes.
Conclusion : cette revue universitaire n’aborde pas à proprement parler le sujet des Deux-Esprits et des chamans travestis, mais d’une manière plus générale tisse des liens (pas toujours bien délimités) entre genre et chamanisme. Du coup, le tout n’est pas parfaitement approfondit, au regard de la thématique centrale de notre site. Cela dit, les différents articles mettent tous en avant une évidence : le concept de chaman travesti est absolument universel. Ils en existent (ou existaient) en Sibérie, en Ouzbékistan, en Corée, au Vietnam, en Birmanie et même chez les Inuit… L’origine et la fonction de ce travestissement peut être multiple, mais les différentes pratiques ont toujours cela en commun de mettre en scène des hommes hautement respectés, et qui servent souvent d’intermédiaires ou d’acteurs majeurs à des rites d’initiations ou religieux. Hélas, comme les différents ethnologues se posent en tant que simples observateurs des sociétés qu’ils étudient, on ressent souvent un manque d’informations. Il y a fort à parier que peu d’entre eux (voire aucun), ne vivent tout cela « de l’intérieur ». De fait, certains éléments ne leurs sont alors probablement pas révélées. Il y aussi une autre réalité : une grande partie des contributeurs de cette revue sont… des femmes. Dès lors, parce qu’elles semblent en grande partie très « féministes revendicatrices », elles portent un regard très orienté sur la question du genre et du chamanisme. Et dès lors qu’il est question d’hommes travestis, la dérive de l’assimilation à l’homosexualité (dans son sens contemporain) est hélas quasi-immédiate. Mais Bernard Saladin d’Anglure fait pourtant bien cette distinction, en introduction de l’ouvrage qu’il dirige (ainsi que dans le propre article qu’il signe), en précisant la difficulté de traiter le sujet, surtout d’un point de vue occidental. Quoiqu’il en soit, et puisque cette revue a été publiée en 1996 (ce qui était très en avance), ces articles sont de parfaites pistes de réflexions, qui ne demandent qu’à être étudiées plus en détails, par quiconque s’intéresse au travestissement rituel et sacré. A n’en pas douter, de nombreux autres recherches sur ces sujets sont aujourd’hui disponibles.
A voir également : cette magnifique galerie de photos de portraits birmans, dans laquelle on trouve de nombreux chaman travestis.
Ping : Cambodge, le danseur de mémoires, de Georges A. Bertrand | Deux-Esprits