Le mythe de l’androgyne, de Jean Libis

Fiche technique :

Titre : Le mythe de l’androgyne

Auteur : Jean Libis

Editeur : Berg International

ISBN : 978-2900269152

Première publication : 1980

Le livre ici présenté n’est pas toujours facile à lire, car Jean Libis y fait beaucoup de références à des théories psychanalytiques pas forcément connues du néophyte, et n’hésite pas – comme tout universitaire qui se respecte – à utiliser parfois des phrases un peu trop alambiquées. Pourtant, cet aspect un peu rugueux de l’ouvrage ne devra surtout pas cacher son discours très pertinent, à bien des égards ! Jean Libis dresse en effet un portrait très complet de la présence du mythe de l’androgyne, à travers les âges, mais également dans des zones géographiques très variées, prouvant alors l’aspect récurrent de cette notion.

Dans un premier temps, Jean Libis va s’intéresser à la présence universelle du concept d’androgynie, dans tous les mythes originels et de création, mais aussi parfois dans des religions plus modernes. Très vite, il affirme que les notions de « divin » et d’ « androgynie » sont intimement liées. D’abord, dans toutes les cosmogonies polythéistes, l’hermaphrodisme primordial est à l’origine de la création du monde. Une entité « neutre » originelle engendre par elle-même un couple originel (deux être sexués, souvent Ciel et Terre) qui donne ensuite naissance à l’Humanité toute entière (Ndr : on retrouve le concept du Taoisme qui dit : « Un engendre Deux puis Deux engendre Un »). Si l’on regarde les panthéons de nombreux religions, on observe la présence récurrente de nombreuses divinités aux caractères androgyniques. Ainsi, dans l’Égypte antique, de nombreux dieux semblent ambivalents et fluctuants. Le dédoublement, en tout cas, semble récurrent, tandis que certaines divinités – tel que le dieu Hâppy qui présente parfois des mamelles féminines – sont clairement hermaphrodites. Du côté de l’hindouisme, la question ne se pose même pas : le couple unifié Shiva-Kâli est très évocateur de ce principe. Plus proche de nous, et surtout plus connu, le panthéon de la Grêce antique relève de nombreuses ambivalences. Bien sûr, il y a le dieu Hermaphrodite, mais l’Aphrodite barbue ou le Dionysos Homme-Femme sont assez récurrents, et ne semblent pas être des cas isolés. Mais ce qui est tout à fait intéressant, c’est quand Jean Libis va plus loin ! Certains seront ainsi surpris d’apprendre que, y compris dans le Christianisme et le Judaïsme, cette notion d’androgynie semble bien présente. Bien qu’une lecture directe de la Bible ne permette pas de l’affirmer, il semblerait que décryptée par les codes de la Kaballe, mais aussi de l’Alchimie, la situation différente. Ainsi, pour les alchimistes, « androgynie » et « pierre philosophale » sont deux notions similaires, en cela qu’elles expriment un principe d’unité. C’est d’ailleurs cet aspect d’unification de principes fondamentalement opposés qui semble être l’aspect essentiel de ce concept d’androgyne divin. L’androgyne porte en lui la force nécessaire pour tenir l’équilibre du monde, car il maintient les opposés en son sein.

Si l’on met de côté tous ces aspects divins, les mythes du monde entier évoquent de manière répétée des ancêtres humains androgynes. L’auteur cite de nombreuses légendes qu’il serait peu opportun de recopier ici. Ce qu’on en retient, c’est que l’humain vivant encore en état d’extase, dans son Eden, dans des temps immémoriaux, il n’est pas rare qu’il soit décrit comme un être complet et asexué (ou bisexué). Mais dès lors que l’Humain quitte sont état primordial pour devenir ce qu’il est aujourd’hui, c’est à dire, un être au corps sexué et prisonnier de sa condition, que reste-t-il de la notion de l’androgyne ? Ce que prouve Jean Libis, c’est qu’elle ne disparait pas, loin s’en faut ! Le concept d’androgyne devient, en fait, un idéal fantasmé, un modèle à suivre, le rêve d’un état édénique perdu à jamais. Dans les mythes qui le mettent en scène, qui l’évoquent, l’androgyne est toujours un être complet, accompli, empli de pouvoirs et débarrassé de tout désir inutile. Par opposition, l’être humain est alors décrit comme déchu, incomplet et profondément en quête d’un paradis perdu. La sexualité n’est alors qu’un moyen dérobé pour tenter de retrouver l’unité originelle. Elle exprime ce besoin d’unification, cet impossible retour, mais est donc synonyme forcément de nostalgie et de déception.

La notion d’androgyne est donc récurrente, sacrée, et fonctionne comme un idéal pour tous les penseurs du monde. Pourtant, Jean Libis insiste sur un autre point : quand cette androgynie prend forme de manière physique et réelle dans notre monde, elle prend une dimension plus effrayante, repoussante. Dès lors, l’ « androgyne parfait » ne représenterait qu’un concept mental, purement théorique, comme s’il ne devait rester qu’un fantasme, et que son apparition concrète ne pouvait être que décevante. Pourtant, sur cet aspect – et uniquement sur cet aspect – Jean Libis oublie un point essentiel. Car bien qu’il prouve parfaitement que l’androgynie devient monstrueuse dès lors qu’elle prend forme physiquement dans le monde réel, il reste hélas trop terre à terre dans sa description de ce concept et en oublie un aspect primordial. Car si « l’androgyne » n’existe que très rarement de manière véritablement concrète et biologique, l’auteur ne pense pas à évoquer l’éventuelle possibilité d’une existence androgynique spirituelle (mais non moins réelle). En fait, c’est précisément là où le livre mériterait d’être complété. Tout au long des pages, Jean Libis parle de l’androgyne, comme d’un troisième genre, bisexué ou asexué. Dans toute sa présentation, l’androgyne reste un fantasme, un idéal purement intellectuel et mythique. Et la sexualité n’est qu’un simulacre, un acte désespéré pour tenter de retrouver un état de perfection. En vain, car l’Humain resterait, selon l’auteur, prisonnier de sa condition physique… Mais si l’Humain est physiquement et biologiquement incapable de retrouver cet état paradigmatique, l’est-il pour autant spirituellement ? La réponse est évidemment non. Jean Libis, au détour d’une page, effleure très nettement ce sujet : en se débarrassant du désir, l’Humain atteint le Nirvana. L’androgyne, parce qu’il est complet, est débarrassé des conflits qui hante l’Humanité. Dès lors, on comprend que Bouddhisme et spiritualité amérindienne se rejoignent (et d’autres, bien sûr !). Car on rejoint justement ici, la notion de Deux-Esprits. Simplement, chez les amérindiens, l’androgyne existe, mais pas comme l’entend l’auteur. Car bien que les Deux-Esprits soient bien des individus au sexe déterminé, leur nature spirituelle relève justement de la fluctuence et de l’androgynie.

D’une certaine manière, c’est malgré tout ce dont parle Jean Libis à la fin de son ouvrage, dans lequel il évoque le dépassement de la sexualité par l’androgyne, la mort mais aussi et surtout le concept d’immortalité, par l’effacement du désir (physique). Tout est lié…

Conclusion : l’intérêt de cet ouvrage, c’est surtout de montrer le côté profondément universel du concept d’ « androgyne ». Ainsi, l’androgynie primordiale semble centrale (et récurrente) dans les mythes fondateurs de bien des civilisations. Mieux-même, l’androgyne, en tant qu’individu abstrait et rêvé, persiste à travers les âges. Il est le symbole par excellence d’un paradis perdu, fonctionne comme un modèle à suivre, mais nous rappelle à quel point nous sommes prisonniers de notre condition humaine et de nos corps. Mais c’est en contenant l’androgyne à un pur concept théorique que Jean Libis fait une grosse erreur, car il rend utopique l’idéal à atteindre. Nécessairement, dans cette vision, puisque la sexualité n’est qu’illusion, il ne reste que la mort comme échappatoire à notre condition profondément humaine. Quelle vision trop déprimante ! Pas une seule fois, Jean Libis n’évoque la possible existence d’individus spirituellement double et androgynique. C’est pourtant la clé de voûte de tout son ouvrage…