Vendredi ou Les limbes du Pacifique, de Michel Tournier

Fiche technique :vendredi-pacifique

Titre : Vendredi ou Les limbes du Pacifique

Auteurs : Michel Tournier

Editeur : Gallimard

ISBN : 978-2070369591

Première publication : 1967

On connait tous l’histoire de Robinson Crusoe, l’histoire de cet anglais naufragé sur une île. Mais en France, on connait également très bien la version revisitée de ce roman, signée par le très célèbre Michel Tournier. Peut-être serez-vous surpris de trouver ce livre sur notre site ? Et pourtant ! Parce qu’il est un livre initiatique dans son sens le plus véritable du terme, mais aussi parce qu’il pose des questions sur la nature animale et/ou divine de l’être humain, en confrontant deux modes de pensée différents et opposés (la société européenne, et celle plus contemplative d’un indigène), ce roman s’impose de lui-même.

Dans ce roman donc, le héros se retrouve d’abord seul face à lui-même. Et dans cette situation, se pose nécessairement (?) la question de la sexualité. Dans les commentaires sur cet ouvrage, il est souvent dit qu’il y est question de « perversion ». Ce point de vue est, à nos yeux, vraiment étrange. Car il nous semble justement que Robinson, au contraire, tente bien souvent de se débarrasser de ses pulsions animales et instinctives. Sa « sexualité » présuposée dans la « souille » est complètement passive (et est un indice évident de l’évolution à venir du personnage), tout comme son sommeil végétatif au creux de la roche d’Esperanza. On est déjà très loin, d’une sexualité masculine classique. D’ailleurs, quand il découvre au réveil que, pendant son sommeil, son corps lui a fait défaut en évacuant sur la roche, sa réaction est très révélatrice du refus et du dégoût que lui procure déjà la sexualité basiquement animale de l’homme. Tout au long du récit, dans la recherche de Robinson, il y a quelque chose de profondément pur et contemplatif. Et la fin du roman est exemplaire : Robinson dépasse son simple statut d’animal, et s’éveille à la part androgyne de tout être humain, en se féminisant face aux rayons du soleil. Dès lors,
vendredi-pacifique-oldil n’existe plus qu’une seule et unique jouissance, celle d’une « sexualité en cercle » (pour reprendre les mots de l’auteur), et qui n’a pas besoin de cet acte physique bassement instinctif et grégaire. Contrairement à ce qu’on peut souvent lire sur ce livre (et entre autre dans la postface qui conclut l’ouvrage… Un comble !), Vendredi ou Les limbes du Pacifique, c’est l’anti-perversion. C’est un traité sur le refus de la sexualité animale, un pamphlet du statut unique de l’humain dans le grand tout qu’est la Création. Michel Tournier va très loin dans son propos, puisqu’au final, son personnage principal, accède à sa nature divine en se débarrassant de sa sexualité animale.

De toute façon, il n’y a perversion qu’à partir du moment où il y a jugement de valeurs. Et le jugement de valeur n’a lieu que par rapport à une culture donnée à un moment donné. C’est aussi ça, un des vrais propos du livre. Robinson arrive sur l’île, et croit pouvoir la maîtriser. Car il est malaxé par un mode de pensée que lui a inculqué la société européenne. Parce qu’il vit seul face à lui-même, il remet tout ce système de valeur en cause, qui s’effrite petit à petit. Dès lors, il n’y plus de perversion, car pas de jugement Et l’arrivée de Vendredi ne va être que le dernier coup de massue à ce mur rigide que représentent les valeurs chrétiennes de Robinson. Car Vendredi porte un regard neuf sur ses coutumes. Paradoxalement, parce qu’il est aussi frais qu’un enfant aux yeux de la culture de Robinson, il porte un regard neutre sur les actions de son « maître ». Et c’est ce détachement, cette naïveté, qui vont permettre à Robinson de grandir, et se débarasser de sa nature animale. Le propos est donc très fort, car Michel Tournir, à demi-mots, évoque une réalité que nous refusons trop souvent de voir : les peuples indigènes possèdent des savoirs bien plus cruciaux que les nôtres, et qui dépassent les simples notions de « pouvoir », « possession » et « propriété ». Ces savoirs, ceux de véritables richesses intérieures, sont ceux et seulement ceux qui permettent aux humains de s’éveiller à eux-mêmes. Tandis que le mode de pensée occidental, trop déconnecté, n’est devenu plus qu’une prison pour nos âmes. Ce qu’il y a de pervers, c’est le monde occidental, celui-là même qui a décimé des peuples entiers en arrivant dans le « nouveau monde ».

Mais analysons les choses de plus près, quant à l’évolution de Robinson dans le roman, et surtout les différentes étapes par lesquelles il passe. En fait, de manière métaphorique, Michel Tournier met successivement en scène les différentes étapes de la vie et de la maturation d’un être humain. Lorsqu’il est dans la souille, Robinson ne fait qu’un avec « la soupe primordial ». Il est comme une masse difforme, qui n’a pas encore d’identité propre, comme une simple entité cellulaire. Puis il passe ensuite dans la roche au sein de sa caverne. Dès lors, il est comme l’embryon, dans l’utérus de sa mère. Qui grandit, jusqu’à arriver à maturation. Alors, il naît, et devient un animal. Il engendre, et créé par samichel-tournier sexualité, de manière très matérielle. Il est alors initié par Vendredi (ou plutôt, par la « naïveté acculturée et contemplative de Vendredi) et peut passer au stade suivant de l’évolution de n’importe quel être humain (celui-là même que nous avons oublié dans nos sociétés). Dans nos sociétés contemporaines, l’accomplissement d’un individu passe par ses biens, ses possessions, sa richesse, sa belle famille et puis le succès de ses enfants, son patrimoine… Mais qu’advient-il de ce père de famille enfermé dans son propre quotidien ? Que reste-t-il de son âme ? Dès lors qu’il a procréé, doit-il rester à vie enfermé dans ce schéma ? Eh bien non. Il doit passer à l’étape suivante, pour enfin s’éveiller spirituellement (on pourra même dire, cyniquement, qu’il est en réalité possible d’éviter de passer par cette étape inutile de la procréation animale ?). Ce roman l’affirme, le revendique, et cela passe entre autre par l’éveil à sa propre féminité. Dès lors, c’est dans la transmission aux plus jeunes que doivent passer les énergies de l’homme. Et alors, seulement alors, la boucle est bouclée, et le cycle de la vraie Vie peut continuer. Sans destruction (= consumérisme ?), et dans tout le respect de la Création.

Conclusion : malgré un début très « solitaire » et qui tourne en rond, à l’image des doutes de ce Robinson qui se pose un peu trop de questions sur son rapport à autres, Vendredi ou les limbes du Pacifique est un monument incontournable du roman initiatique, dans son sens le plus littéral et éducatif du terme. Car peu à peu, en se détachant de ses préjugés et de ses certitudes d’occidental, Robin va s’ouvrir, en tant que véritable être humain, éveillé au monde et au divin. En redécouvrant, d’abord seul, puis ensuite et surtout grâce à Vendredi, sa place au sein du Cosmos, en s’éveillant à la nature féminine de tout individu, il se rapproche du Divin. L’être humain n’est pas fait pour grouiller et se reproduire bêtement. Ce roman nous le rappelle donc magnifiquement, en nous donnant même des clés pour nous débarrasser de nos plus bas instincts, ceux qui nous enferment dans une vie trop matérielle.