Titre : The Spirit and the Flesh : Sexual Diversity in American Indian Culture
Auteur : Walter L. Williams
Editeur : Beacon Press
ISBN : 978-0807046159
Première publication : 1986
Quoi de mieux pour commencer nos présentations que The Spirit and the Flesh, un livre incontournable et précurseur ? Hélas disponible uniquement en anglais… L’édition dont nous allons parler est la nouvelle version, qui fut à nous préfacée en 1991 (la première édition datant de 1986). On insiste particulièrement sur ces dates, car avant d’entamer la lecture de cet ouvrage, il est important d’en replacer le contexte historique. A cette époque, probablement de manière plus criante qu’aujourd’hui les communautés « gays » éprouvaient le besoin de revendiquer leur identité, et moins de vingt ans après Woodstock & co, la « liberté sexuelle » était un sujet en vogue, incontournable et présent dans tous les esprits. Walter L. Williams, né en 1948, avait une vingtaine d’année en 68, et fait donc nécessairement partie de cette génération fortement marquée par ces mouvements de « libération ». Ceci expliquant sans aucun doute la part très importante de cet ouvrage consacrée à la « sexualité conventionnelle ». Il faudra donc relativiser et prendre avec du recul les propos tenus par l’auteur à ce sujet. Si l’on insiste particulièrement sur ce point ici, c’est car l’un des objectifs de ce site est justement d’aller au-delà des clichés, de revendiquer l’aspect hautement spirituel (et essentiel) de ceux qu’on appelle les Deux-Esprits.
Mais que nous en dit-on, justement, du rôle spirituel et religieux des Deux-Esprits -également appelés berdaches – dans les sociétés traditionnelles amérindiennes ? Peu de choses, en fait, car l’ouvrage n’y consacre qu’un trop court et frustrant chapitre. Mais on y apprend tout de même que dans de très nombreuses tribus, ces derniers jouaient un rôle cérémoniel tout à fait majeur. Ainsi chez les Mohaves, d’après l’auteur, les femmes chamanes étaient considérées comme plus puissantes que leurs confrères masculins, mais les Deux-Esprits les surclassaient apparemment. Chez les Lakotas, ils conseillaient de nombreux hommes-médecines, et étaient également ceux qui bénissaient l’arbre sacré lors de la très importante cérémonie de la Danse du Soleil… Archie Fire Lame Deer, nous apprend d’ailleurs que, toujours chez les Lakotas, il n’était pas rare qu’on demande à un Deux-Esprit de donner à un enfant son nom sacré. Recevoir un tel nom était synonyme de chance et de longue vie. Bien au-delà, les berdaches étaient aussi les premiers présents pour aider lors des préparatifs des cérémonies funéraires, des chanteurs hors-paires (fait tout à fait important à signaler, quand on sait que le chant est profondément relié au Sacré chez les amérindiens), mais étaient aussi ceux qui préparaient les repas lors de toutes les cérémonies religieuses… Dans de nombreuses tribus, on leur attribuait même de très nombreuses aptitudes « extra-sensorielles » et dons de voyance, de prédiction du futur, via leurs rêves-vision, notamment. Les rêves, parlons en justement. Quiconque s’intéresse aux cultures amérindiennes sait la place prépondérante qu’ils occupent dans ces traditions. Il est tout à fait intéressant de noter que c’est via l’apparition de certaines divinités bien spécifiques, certaines présences, dans le rêve d’enfants ou d’adolescents, qu’était confirmée la nature de Deux-Esprits des jeunes amérindiens. Ce fait, tout comme la présence de mythes fondateurs évoquant les origines légendaires des Deux-Esprits (on reviendra dessus à d’autres occasions), tendent également à prouver la position fondamentalement originelle de ces êtres dans les traditions amérindiennes.
Pour conclure ce paragraphe, qui ne dresse qu’un très court aperçu du rôle spirituel des Deux-Esprits, voici une citation particulièrement instructive, d’une source Cheyenne, qu’on trouve dans Spirit and the Flesh :
« Like the military societies, it is kind of secret, and people don’t talk about it much because they want to retain the secrecy and the magic of it. » (trad : « Tout comme les confréries guerrières, c’est un sujet plutôt secret, et les gens n’en parlent pas beaucoup, car ils veulent en maintenir l’aspect secret et magique »).
Tout est dit ! Dès lors, on comprend une chose : quelques furent les implications de Walter L. Williams dans ce travail, quelques furent ses connaissances, le sujet du rôle religieux des Deux-Esprits ne pouvait être abordé dans ce livre que de manière succincte. Car dans la première hypothèse où l’auteur se serait contenté de poser un simple regard d’ethnologue, distant du fonctionnement des sociétés qu’il étudiait, alors jamais il n’aurait pu accéder aux aspects les plus sacrés de cette tradition. Dans la seconde hypothèse, celle où l’auteur aurait été initié, il aura alors été tenu par ce même devoir de secret évoqué plus haut.
Du reste, Spirit and the Flesh s’attarde longuement sur le rôle social des Deux-Esprits, mais aussi sur leur présence dans des nombreuses tribus très éloignées géographiquement les unes des autres. N’oublions pas que le territoire qu’on appelle « Etats-Unis » est beaucoup plus grand que notre vieille Europe. Il est donc tout à fait notable de signaler la présence de tels individus dans des tribus qui n’avaient aucun contact entre elles : on les appelle winkte chez les Lakotas, badé chez les Crows, nadle chez les Apaches, alyha chez les Mohaves, ihamana chez les Zunis etc… Et si les Deux-Esprits existaient, sous quelque forme que ce soit, dans des zones géographiques si différentes, n’est-ce pas là une preuve indéniable qu’ils sont des êtres très naturels, et probablement universels ? Mais revenons-en au sujet de ce paragraphe, à savoir le rôle social des Deux-Esprits. Ils étaient, en fait, comme des médiateurs entre les individus de sexes opposés, et il n’était pas rare de faire appel à eux pour régler des conflits de couple. Un rôle tout à fait logique, si l’on considère que les Deux-Esprits sont des êtres complets, qui possèdent l’unité du monde. En eux se fondent harmonieusement les principes « masculin » et « féminin ». Quoi de plus naturel, alors, qu’ils servent de « pacificateurs » entre les genres ? Mieux même, ils remplissaient des fonctions de professeurs dans les écoles, d’éducateurs, d’artistes, de médiateurs… Rien n’est anodin, en fait, car ceux qui connaissent les cultures amérindiennes savent que tout y est lié à la spiritualité. Et les fonctions sociales évoquées à l’instant vont de paire avec des fonctions cérémonielles très spécifiques. On reviendra peut-être dessus un jour…
En fait, ce que tend surtout à démontrer ce livre, c’est qu’en respectant la nature profonde de chaque être, les amérindiens ont su trouver une place sociale, religieuse et humaine à chacun d’entre eux. Plutôt que de se construire dans le conflit et la peur de la différence, c’est en embrassant les spécificités propres à chaque individu que les tribus amérindiennes ont su créer un modèle de société viable et respectueux. Et il aura hélas suffit d’à peine quelques décennies de colonisation, de guerres, de massacres et d’évangélisation par des missionnaires et prêtres peu au courant de certaines réalités bibliques, pour que cet aspect des sociétés amérindiennes se cache, devienne souterrain… À tel point que dans certaines tribus, il se perde même ? Cet aspect historique est, précisément, le second aspect le plus intéressant de Spirit and the Flesh. L’auteur va même plus loin, puisqu’il dresse un constat sur la situation aujourd’hui des amérindiens urbanisés, et qui ont précisément perdu le lien avec leurs traditions. Parmi ces traditions, évidemment, celle des berdaches, qui sans leur dimension spirituelle fondamentale deviennent simplement « gay » au regard de la société moderne états-unienne. On imagine alors sans mal que ce livre aura permis à certains d’entre eux de se reconnecter à leurs racines.
En conclusion : aujourd’hui, et en regard de certaines évolutions de la pensée et des connaissances sur le sujet, on peut regretter que cet ouvrage accorde une trop grande place aux comportements sexuels. D’autant qu’il y a fort à parier que de nombreuses informations ont été, par méfiance envers les « blancs », volontairement cachées, certaines réalités vraisemblablement modifiées, afin d’en préserver les aspects les plus secrets et sacrés. Il n’empêche qu’à l’époque de sa publication, The Spirit and the Flesh était véritablement en avance sur son temps, et faisait surtout lumière sur une réalité historique souvent passée sous silence. S’il est pris avec les distances nécessaires, Spirit and the Flesh est donc une très bonne introduction au sujet des Deux-Esprits. Car tout en faisant le point sur l’histoire et les persécutions qu’ont dues subir les amérindiens (et notemment les berdaches), il donne un aperçu du rôle très complet des Deux-Esprits (social et spirituel), mais aussi de la très large de la présence de ces individus dans différentes ethnies amérindiennes parfois très éloignées, et sans contact les unes avec les autres.
A voir à ce sujet : le site internet de Walter L. Williams, hélas apparemment à l’abandon depuis 2006…